mercredi 13 octobre 2010

Jenny Jugo, une fille toute simple




Vive et coquette, charmante et naturelle, Jenny Jugo a été une actrice fort populaire au début des années 30, dans une succession de comédies fort plaisantes, souvent chantées . Celle qui fut même comparée à Charles Chaplin en son temps , et dont les films furent si populaires en France (la maman d’un ami se rappelle très bien de les avoir vu avec grand plaisir pendant l’occupation) a pourtant sombré dans un oubli total et volontaire. Une exposition berlinoise de ses tenues de cinéma, conservées avec soin par l’ancienne star a remis en lumière le nom de cette actrice dont la carrière s’est étalée sur plus de 25 ans.

Née en 1904 d’un père ingénieur, Jenny Jugo se marie très jeune (16 ans) pour échapper à sa famille très stricte et à son école de bonnes soeurs. Avec son conjoint, elle se rend à Berlin où elle est remarquée lors d’une soirée par Ben Blumenthal, producteur à la Paramount, qui lui suggère de se présenter de sa part auprès de son ami Erich Pommer. Impressionné par le charme et la photogénie de l’inconnue, le producteur renommé UFA,le plus prestigieux studio de cinéma allemand, lui propose un contrat de 3 ans . Jenny va enchaîner de petits rôles dans plusieurs films muets, presque tous disparus, aux cotés de stars aussi prestigieuses qu’Emmil Jannings ou Conrad Veidt.
Ce n’est qu’en 1927 que l’actrice est enfin remarquée : Sa candeur, son naturel et son talent comique recueillent de très favorables critiques dans la Culotte de Hans Behrendt (réalisateur polonais qui périra tragiquement , victime des persécutions nazies), un film satyrique qui par chance a survenu aux épreuves du temps. Il est probable que ce brusque accès à la notoriété soit à rapprocher de la liaison que l’actrice, fraîchement divorcée, entretient avec Ernst Hugo Correll, le nouveau producteur de l’UFA, .
Il a prévu pour sa dulcinée un contrat en or, avec des stipulations très avantageuses (son nom doit apparaître en deux fois plus gros que ses partenaires au générique des films…) et à la clef des films très prestigieux comme la dame de Pique d’après Pouchkine et le Casanova de Volkov, tourné en France. Une production rococo, à la fois extravagante et non conventionnelle, qui fascine par sa démesure. Carmen de San Pauli (exhumée lors d’un récent festival de Pordenone) , reste en dépit des coupures imposées par la censure, un beau film sur l’amour fou et la déchéance d‘un homme anéanti par la passion.
Jenny Jugo, devenue une star de première grandeur apparaît dans toutes les revues de cinéma notamment en France (ciné miroir, ciné magazine..). Sans posséder un sex appeal ravageur ou une beauté exceptionnelle, Jenny Jugo bénéficie sans conteste de ce petit quelque chose qui retient l’attention et qui la démarque des autres actrices du muet : une « nature » optimiste et gaie . Afin d’ assurer son passage au cinéma parlant et chantant , Jenny Jugo qui n‘a aucune expérience théâtrale, prend des cours de diction. On la retrouve notamment dans la version allemande de la comédie musicale française Chacun sa chance d’Heinz Steinhoff. C’est le réalisateur Erich Engels, ancien collaborateur de Brecht qui va développer le personnage de Jugo et en faire, toutes proportions gardées, une Chaplin en jupons comme le soulignera la presse de l’époque. Franchement, les talents de comédienne de Jenny Jugo ne risquaient pas de faire de l'ombre au génie de Charlot, mais son charme sans apprêt de jeune femme des classes populaires différait en effet des stars de l'époque, très glamour : les spectatrices pouvaient sans difficulté s'identifier à elle. Parmi les gros succès de l’actrice sous la direction d’Engels on retiendra 5 de l’orchestre de jazz, comédie attachante sur le sort de 5 enfants de la crise économique qui tentent de se sortir en se tenant les coudes. Même si Jenny Jugo a souvent avoué qu’elle ne savait pas chanter, les films qu’elle enchaîne à cette époque sont presque tous musicaux, le public européen étant très friand des opérettes en ce début des années 30. Aussi, dans l’amusant une chanson pour toi (1933), c’est le ténor polonais jan Kiepura qui endosse toutes les ritournelles de même que Louis Graveure monopolise tous les refrains de Je n’ai qu’un seul amour.
En 1933, alors que de nombreux cinéastes et artistes s’enfuient de l’Allemagne nazie (certains comme Paul Abraham, compositeur de films opérettes où figuraient l'actrice ne parviendront jamais à retrouver le succès à l'étranger), Jenny Jugo contenue sa carrière sans encombre : ne murmure t’on pas qu’elle est l’une des nombreuses maîtresses de Goebbels le directeur de la propagande et d’Hitler lui-même, qui se montre très généreux avec son actrice préférée : il lui offre une villa près de Wiesbaden, des bijoux, un avion, deux voitures, trois chevaux… En échange, la belle aurait tourné des courts métrages coquins avec des strip-teases réservés à l’usage personnel du führer! On ne sait si ces films égrillards ont survécu ou demeurent enfouis dans quelques collection privée! Il va de soit que l’actrice n’était pas amoureuse du dictateur et encore moins de Gœbbels qu’elle avait surnommé le rat d’égout. Cependant, si ces allégations sont réelles, elle a utilisé la puissance de ces deux monstres en leur accordant ses faveurs ce qui est tout aussi répugnant.

Alors que le nazisme envahit rapidement le monde cinématographique, on est surpris de constater que Jenny Jugo tourne en Allemagne dans une adaptation du Pygmalion de Shaw (d’assez bonne facture au demeurant) et de le vie de la reine Victoria - Sa majesté se marie (exclue aussi de toute propagande anti-britannique !ce qui est suffisamment rare pour être remarqué). A l’occasion, Jenny Jugo se montre aussi convaincante dans des drames comme Gefährliches spiel
(1937) dont le sujet rappelle fortement Mlle Else, déjà adapté à l’écran par Paul Czinner.
Pendant la guerre, les écrans français sont envahis par les films allemands qui sont loin de faire salle comble! Jenny Jugo est une des rares actrices du cinéma allemand à attirer les spectateurs dans les salles françaises(comme Nanette dont la chanson principale « je t’aime » sera un succès du moment) de même que Zarah Leander et Marika Rökk. D’ailleurs l’actrice sera envoyée à Paris à des fins publicitaires (et propagandistes) par Goebbels. « Mutine et vieillissante », elle y est reçue en grandes pompes par Cécile Sorel et Michel Simon. En Bulgarie, la star est également dépêchée par les autorités en tournée publicitaire : un accueil très enthousiaste lui sera d’ailleurs réservé.
Jenny jeune prof (1940) est une comédie absolument charmante d’Erich Engels, avec un parfait sens du timing et une Jenny épatante en prof de math qui tient à garder son indépendance parmi un entourage masculin. Là aussi curieusement son personnage contraste avec l’image de la femme soumise et victime, qui baisse la tête, souvent véhiculée par le cinéma nazi.
En 1945, Jenny Jugo commence le tournage d’un film très inspiré de la comédie hollywoodienne Tom Dick and Harry qui ne sera achevé qu‘après guerre : Comme Ginger Rogers , elle rêve à chacun de ses prétendants…
Grâce au soutien de son nouveau mari, le producteur Klagemann, Jenny Jugo tourne encore deux films pour la DEFA, studio sous le contrôle des autorités soviétiques. Mais l’actrice est sur le déclin. Le tournage d’un film italien est interrompu en 1950 faute de capitaux : Jenny Jugo ne retournera jamais à l’écran. Victime en 1975 d’une erreur médicale elle passes les dernières années de sa vie en fauteuil roulant. Compte tenu de son infirmité, l’actrice refusera toute interview, biographie ou apparition télévisée. Consécutivement, la star sombrera plus vite dans l’oubli que ses anciennes collègues de l’UFA et son décès à l’âge vénérable de 97 ans passera inaperçu. Méticuleusement, l’étoile des années 30 avait conservé avec ses soins les toilettes tirées de ses films ainsi que de nombreux documents : un trésor considérable pour les cinéphiles. Ces objets ont fait l’objet d’une exposition au musée du cinéma de Berlin.